Jean IV Le Viste a joué
un rôle capital dans l’œuvre de La Dame à la licorne,
il en a choisi l’iconographie, a voulu la traduire dans la laine,
a cherché un artiste capable de traduire sa pensée, dont
l’interprétation devait se situer à plusieurs niveaux
de lecture.
Il est difficile de retrouver l’acte originel
de l’artiste qui peut être interprété, voire
même occulté par les praticiens : le licier chargé
de traduire dans la laine le carton, le cartonnier qui a agrandi le dessin
à la dimension de la tapisserie, le maquettiste qui a traduit dans
un dessin de dimensions relativement modestes la demande du commanditaire.
Chacune de ces différentes opérations obéit à
une stratégie propre, et n’est pas, comme on l’a trop
cru, liée aux autres, comme on le voit aujourd’hui dans une
chaîne de montage. Les hommes peuvent être éloignés
par l’espace ou par le temps, chacun apportant sa contribution.
Dans l’action de chacun d’entre eux se pose la question de
la fidélité ou de la trahison, d’autant plus difficile
à résoudre que l’on ne connaît que le point
d’aboutissement, la tapisserie.

Le tissage
Il est lié à des habitudes d’ateliers, à un
matériel spécifique, à des colorants particuliers.
Les centres de production se situaient en cette seconde moitié
du XVe siècle dans les villes du nord qui se sont reconverties,
au cours du XIVe siècle, de l’industrie drapante dans celle
de la tapisserie afin d’éviter de laisser des bras sans emploi.
Audenarde, Arras, Bruges, Lille, Tournai et surtout Bruxelles s’affirmèrent
bientôt comme des hauts centres de fabrication.
Les liciers de Bruxelles se firent une spécialité de la
tapisserie à mille-fleurs agrémentée d’animaux,
d’arbres et de feuillages. Ils utilisaient ou réutilisaient
ces fonds passe-partout, laissant aux peintres le soin de la partie créative
demandée par le commanditaire. Il est vraisemblable que la tenture
de La Dame à la licorne relève d’un tel partage des
tâches : l’île bleue et ses mille fleurs, le fond rouge
et ses différents animaux appartiennent à l’atelier.
Dans certains cas les cartons sont courants, comme les lapins parfois
inversés, d’autres au contraire sont plus subtils, comme
les animaux exotiques, d’un dessin plus assuré.
Les
vignettes ci-dessous permettent de comparer différents cartons
réemployés :
Le tissage proprement dit appartient à une qualité intermédiaire.
Les fils de métal sont absents au profit de la laine et de la soie.
La réduction est de 5 à 6 fils, alors qu’elle est
de 5 dans les verdures les plus ordinaires, de 7 dans la tapisserie de
Philippe le Bon. Le prix de revient n’était évidemment
pas identique ; d’où la différence qualitative
importante. Cette qualité caractérise la tenture de La Dame
à la licorne, si l’on excepte L’Ouïe
qui manifeste des faiblesses dans le dessin des mains de la Dame et du
visage de la suivante qui n’appartiennent certainement pas au maquettiste.
La licorne elle-même n’échappe pas à cette critique.
Pour la production courante, les chefs d’ateliers se contentaient
de faire appel aux cartonniers, n’hésitant pas comme on en
a de très nombreux exemples à réemployer des cartons
de tapisseries, les modifiant légèrement. Cela explique
les regards qui ne se rencontrent pas, le style non homogène. Rien
de tel dans la tenture de La Dame à la licorne : les scènes
n’ont pas été composées à partir de
cartons réemployés. Elles sont l’œuvre d’un
très grand artiste dont le génie s’impose à
travers le tissage, à travers les cartons : le Maître de
Moulins.

Le Maître de Moulins
Son art éclate d’abord dans la composition de chacune des
scènes. La technique de la tapisserie fait appel à cette
époque à ce qu’il convient d’appeler l’entassement,
c’est-à-dire que par horreur du vide, personnages, animaux,
architecture et végétation couvrent l’ensemble des
pièces. Le peintre auquel a fait appel Jean Le Viste adopta une
formule diamétralement opposée : les personnages sont rares,
une Dame, une suivante. Il en va de même de la licorne
et du lion dont le couple se répète
régulièrement. Les arbres eux-mêmes
se réduisent à quatre essences : le chêne, le pin,
le houx, l’oranger ; dans La Vue,
ils ne sont plus que deux. Cette volontaire concentration va de pair avec
la perspective brutalement interrompue grâce au fond rouge. L’alignement
des arbres, les lances fièrement dressées créent
une succession de plans. Dans L’Ouïe,
L’Odorat, Le Goût
et Le Toucher, ils s’établissent
sur une diagonale ; dans La Vue
et A mon seul désir, les deux
pièces les plus élaborées, la conception est frontale.
Cette dernière manifeste une recherche plus poussée encore.
La composition s’organise sur la Dame dont la tente entrouverte
forme une sorte d’écrin.

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